Majeurs
Par soucis d’honnêteté, j’ai voulu faire
précéder mon livre par une sorte d’introduction que j’ai appelée messages
personnels. Cela consiste à dire que dans tout le livre il y a des parties pris, des
présupposés subjectifs. Les miens sont au nombre de trois.
1 -Très honnêtement, je ne crois pas que l’on puisse
vivre sans projet, je pense pas qu’une société puisse vivre sans se projeter vers
l’avenir.
2 - Je suis de plus en plus convaincu que nous sommes en
train vivre une révolution, un changement d’air d’importance bien plus grande
que ce que nous croyons. Nous sommes en fait en train de vivre une de ces grandes ruptures
épistémologiques qui est sans doute comparable à la renaissance ou au siècle des
lumières, peut-être même des ruptures encore plus radicales qu’étaient celles
d’avant.
3 - Face à cette immense rupture dans ce monde nouveau
dans lequel nous sommes déjà entrés sans le savoir, je ne crois pas qu’il soit
raisonnable de chercher dans le passé des recettes aux questions qui nous assaillent.
Autrement dit, même si je pense que la nostalgie est un sentiment respectable, je crois
que l’idée d’un retour en arrière soit très légitime. Je suis
délibérément optimiste malgré la crainte car je pense que les solutions à nos
problèmes sont devant nous.
Renoncement
En écrivant mon livre je ne me doutais pas qu’il
paraîtrait en même temps que trois ou quatre livres écrits par des philosophes et
anthropologues qui se posent les mêmes questions, celles de nos rapports au temps. Il y a
le livre de Pierre Bouretz Témoins du
futur : Philosophie et messianisme, celui de François Hartog qui est un
spécialiste du monde grec, Des régimes
d'historicité : Présentisme et expériences du temps son livre
s’intéresse à la question de la temporalité et au triomphe de ce qu’il
appelle le présentisme, c’est à dire l’hégémonie du présent. Il y a aussi
le livre Pourquoi
vivons nous de l’anthropologue Marc Augé, spécialiste de l’Afrique il
se pose au fond la même question que moi : une société peut-elle vivre totalement
enfermée dans le présent en ayant renoncé à tout projet de construire
l’avenir ? Je crois que comme moi Marc Augé réponds non. En fait, tout se
passe depuis une dizaine d’années comme si nous avions congédié l’avenir.
Mal
Le 11 septembre par exemple a été un événement
symbolique important mais il ne faut pas le considéré comme étant le retour du mal car
le mal n’était jamais parti. C’est plutôt le retour de la conscience du mal
nous l’avons redécouvert au cours des dernières années. Rappelez-vous le Rwanda,
800 000 personnes découpées à la machette pratiquement sous nos yeux, sans
véritablement d’inspiration idéologique, sans but précis autre que la brutalité
et la volonté exterminatrice. Je crois donc qu’au cours des dernières années nous
avons repris conscience qu’il y avait une catégorie ontologiquement ou métaphysique
qui s’appelait le mal et que le mal existait dans le monde alors que cela faisait
bien plusieurs décennies que nous pensions nous être débarrassés de ces vieilles
questions du biens et du mal. La pensée moderne qui s’occupait surtout
d’économie, d’efficacité avait tendance à considérer que les questions
métaphysiques comme celles du bien et du mal étaient des vieilleries que nous avions
chassé de nos préoccupations. Tout d’un coup confrontés au resurgisse ment du mal
nous sommes un peu comme des analphabètes, nous avons désappris à réfléchir sur cette
question, face au mal nous avons tout à coup des réflexes archaïques que j’appelle
manichéens.
Humanisme
Je suis résolument universaliste et humaniste, ce qui ne
veut pas dire que je ne soit pas capable de critiquer les dérives meurtrières de
l’humanisme. Dans sa volonté de dominer le monde, dans son ambition prométhéenne
l’humanisme occidentale a certainement failli. J’ai écrit un livre en 1995 qui
s’appelait La trahison
des lumières dans lequel je disais que ce qu’il fallait mettre en
cause ce n’était pas l’humanisme des lumières proprement dit, c’est le
fait que nous avions été infidèles à cet humanisme. Je pense que l’humanisme a en
lui-même de quoi se corriger et de quoi s’auto-corriger. Je suis inquiet des
pensées post-humanistes, voir anti-humanistes qui ressurgissent autour de nous.
Raisonnable
Nous avons renoncé à définir le bien mais avons choisi
à la place de définir le juste et le raisonnable, je pense que cela est un oubli
dramatique. C’est précisément parce que nous avons désappris à réfléchir à
cette question que nous sombrons dans un réflexe très archaïque face au mal. Quelques
mois après le 11 septembre, en janvier 2002, quand Georges W. Bush dans son fameux
discours sur l’état de l’union désigne le terrorisme de Manhattan comme le
mal, nous somme assez d’accord avec lui. Précipiter un avion sur des tours et tué
3000 personnes avec une folie destructrice c’est bien faire référence au mal. En
revanche quand Georges Bush se désigne lui même, désigne son équipe de faucons de la
Maison Blanche et l’Amérique toute entière comme incarnation du bien nous
sursautons parce que nous reconnaissons là ce vieux manichéisme qui, face au mal a
tendance à s’auto-instituer comme bien.
Antagonismes
Mon intention est très simple, dans ce monde nouveau qui
surgit devant nous , impressionnant et fascinant, nous avons tendance par paresse
intellectuelle à nous réfugier dans des conflits archis connus. Nous avons aussi
tendance à regarder le discours politique et médiatique dominant et rempli de ces vieux
antagonismes. On oppose de manière simpliste, parce que cela est reposant, les branchées
aux ringards, les technophiles aux technophobes, les puritains aux libertins… Ces
dualismes manichéens nous reposent car on a l’impression au fond qu’il
s’agit de se bagarrer à l’ancienne avec des lignes de front que l’on
connaît. Face à cela j’ai choisi six antagonismes qui me paraissent ouvrir le
champs du débat. Je propose de les remettre à plat en expliquant qu’il faut que
nous apprenons à les penser en termes nouveaux. J’ai commencé par
l’antagonisme qui est peut-être le plus important, celui dont on parle le plus,
c’est l’antagonisme entre la liberté, la transgression et la limite. Nous
sommes aujourd’hui dans des sociétés assez désorientées par cette question parce
que le discours dominant a tendance à mettre en avant la transgression. Transgresser,
refuser les vieux tabous est très à la mode, il y a une espèce de posture libertaire et
en même temps nos sociétés qui sont hantées par la violence, la dislocation sont en
quête de limites.
Je pense que les sociétés anciennes savaient avec
intelligence conjuguer la limite et la transgression. La limite est nécessaire,
c’est ce qui nous fait humain. C’est parce que je refuse de coucher avec ma
mère et tuer mon voisin que je ne suis pas un singe, l’interdit de l’inceste et
celui du meurtre font de moi un être humain..
Pénal
Nous avons besoin de limite mais le discours contemporain
voudrait placer la trangression au centre donc il est perdu. Le danger c’est que nos
sociétés sont incapables de se fixer des normes alors il ne reste plus qu’une
régulation possible dans ces cas là, c’est le code pénal. Ce qui m’indigne
depuis plusieurs années, est que, paradoxalement, plus une société se dit libertaire,
plus dans les faits elle devient répressive.
Transgression
Il faut comprendre qu’une société a besoin de
limites clairement désignés et en même temps elle a besoin de transgression puisque
c’est en général par la transgression que j’affirme mon individualité et mon
audace. Je cite le magnifique personnage de l'histoire qu’est Antigone dans mon
livre, il transgresse les lois au nom de valeurs supérieurs. Le 18 juin 1940 à Londres,
le Général de Gaulle transgresse les lois de la république mais il le fait en assumant
la responsabilité de cette transgression. Il faut que nous réapprenons que nous avons
besoin de la limite et de la transgression. Prenons un exemple simple et concret. Il y a
eu au cours des dernières semaines un débat intense sur l’euthanasie. Je pense que
là aussi on a oublié une chose, c’est que sur cette question indécidable de la
tragédie de quelqu’un de condamné, en fin de vie, il faut être capable de fixer la
limite, l’interdiction de tuer et en même temps d’accepter l’idée que
dans certains cas et sous réserve de la responsabilité individuelle ou de l’équipe
médicale la transgression peut être tolérer. On ne peut pas ériger la transgression en
règle.
Intériorité
Il nous arrive quelque chose d’extraordinaire, nous
avons oublié de nous souvenir de ce qu’était la civilisation il y a trente ans. Je
me souviens que quand j’étais jeune étudiant, on considérait que la transparence
à tout prix, le viol de l’intériorité, de l’intimité de chacun était le
propre des régimes totalitaires. Il y a 25 – 30 ans qui mettait les gens sur écoute
téléphonique ? Qui contraignait les gens à l’aveu ? C’étaient les
staliniens. Rappelez-vous ce film avec Yves Montand l’aveu. Au fond,
l’intériorité était considérée comme un droit de l’homme, aujourd’hui
c’est l’inverse, on voit des centaines de milliers de gens se précipiter devant
des caméra de télévision ou devant les micros de la radio, ou devant la presse écrite
pour confesser leur intimité. Ce dévoilement généralisé nous effraie, surtout
lorsque, de bonne foi, de très nombreuses personnes ont le sentiment qu’elles
existeront d’autant mieux qu’elles se seront exhibés. Je cite la phrase
d’un des participant à l’émission télé Loft story qui disait,
"j’existe d’autant mieux que je me montre". Il y a une espèce de
perversion de ce sentiment nécessaire de l’intériorité, nous voudrions être des
gens transparents. Le thème de la transparence que ce soit en économie, en journalisme,
en politique est devenu un thème hégémonique, cela, au risque de l’intériorité
dont nous avons besoin pour être homme, être capable de résister aux influence. |
Je pense que si
l’on se montre tant aujourd’hui, c’est parce que l’on a une
difficulté à se sentir exister et que l’on a besoin du regard des autres dans cette
espèce de vide, de déréliction, d’abandon dans lequel nous sommes, et dans cette
sorte deuil ou de solitude de l’individualisme. Nous avons besoin de quêter le
regard des autres pour avoir simplement le sentiment d’exister. Voir un être humain
sans intérieur m’épouvante. Un homme complètement transparent ne serait plus
qu’une sorte de carrefour d’influences médiatiques, publicitaires etc. Je pense
que cette personne qui aurait renoncé à préserver un minimum d’intériorité
serait une proie offerte à tous les totalitarismes, il serait sans capacité de
résistance, c’est ce qui m’inquiète. Espérance
La phrase de Jean-Paul II "N’ayez pas peur"
est centrale, ce qui ne veut pas dire que ce pape soit sans reproche. On peut le critiquer
mais cette phrase qui exhorte à continuer de croire en l’avenir est fondamentale. Je
dit qu’il faut sortir du deuil. De quel deuil je parle ? Il y a seulement trois
ans que nous avons fini le vingtième siècle avec un sentiment de gâchis. Ce XX ème
siècle a connu deux guerres mondiales, deux totalitarismes, la shoa, Hiroshima, des
centaines de millions de morts qui presque tous, ont été acceptés au nom de
l’avenir radieux, de lendemains qui chantent, du monde que l’on voulait
transformer au nom de l’espérance. Nous venons de sortir d’un siècle qui a
profané l’espérance, l’a déshonoré, l’a transformé en arguments pour
le goulag, les charniers ou les massacres. C’est vrai qu’avec juste raison, nous
sommes sortis de ce siècle un peu abasourdis avec la tentation de ne plus intervenir sur
l’histoire. A partir de l’éffondrement du communisme l’on s’est dit
qu’il ne fallait plus toucher à l’histoire car chaque fois que l’on a
voulu faire preuve de volontarisme cela a abouti à la catastrophe. C’est de ce
deuil-là dont je parle. Il faut sortir de ce deuil, ce n’est parce que des valeurs
et des espérances ont été dévoyées, profanées, déshonorées qu’elles ont perdu
de leurs forces. Sinon on pourrait très bien vous dire de la même façon que ce sont des
démocraties qui ont fait Hiroshima, ce sont des démocraties qui ont fait les massacres
de Madagascar ou ceux des guerres coloniales. Cela ne veut pas dire pour autant que la
démocratie soit un régime épouvantable, cela veut simplement dire qu’il faut
arracher ces valeurs à leurs profanateurs. Je pense qu’aujourd’hui nous devons
reconstruire un rapport à l’avenir fait d’espérance ou simplement de goût, de
progrès ou de volontarisme mais en prenant garde de ne pas retombé dans les errements du
passé.
Nietzsche
Je n’aurais pas une imprudence de me poser en
spécialiste de Nietzsche bien que je l’ai beaucoup lu. Ce qui me frappe c’est
le fait de constater qu’aujourd’hui beaucoup de penseurs, de philosophes et de
jeunes universitaires en reviennent à Nietzsche alors qu’en réalité, pour ce qui
concerne la France c’est la quatrième fois que l’on en reviens à lui. Ce
retour à Nietzsche m’intéresse en tant que symptôme, pourquoi Nietzsche
maintenant ? Je rappelle que l’on est allé déjà chercher Nietzsche trois fois
avant cette fois-ci : à la fin du 19è au moment il a publié son œuvre, après
la guerre de 14-18, au début de années trente quand il y a eu ce grand doute de la
raison qui a suivi l’épouvante de la première guerre mondiale, dans les années 60
avec des penseurs comme Michel
Foucault, Gilles
Deleuze qui sont allés chercher chez Nietzsche de quoi se désenvoûter du marxisme.
Il s’agissait à l’époque de s’émanciper du marxisme qui était pensée
dominante. Pourquoi maintenant, que va t-on aujourd’hui chercher dans
Nietzsche ? J’ai ma thèse, mon explication qui vaut ce qu’elle vaut mais
c’est mon opinion personnelle. Je trouve que ce retour à Nietzsche est dangereux. Si
nous avons aujourd’hui un regain d’intérêt pour le bouddhisme qui est une
sagesse magnifique mais dont je me méfie de la façon dont elle est réinterprétée chez
nous, une fascination pour le néo-stoïcisme et pour Nietzsche c’est qu’il y a
un point commun entre ces trois traditions. C’est le refus de transformer le monde,
l’acceptation du monde tel qu’il est, le refus du messianisme qui nous vient du
judaïsme, l’idée selon laquelle le temps va quelque part et que nous sommes
responsable du monde à venir. C’est le contraire d'aimer le monde tel qu’il
est, accepter la sagesse, se délivrer des tentations face au monde d’aujourd'hui et
chez les stoïcisme c’est renoncer à transformer le monde, choisir de s'en adapter.
Ces trois courants de pensées me paraissent dangereux parce qu’ils légitiment un
retrait de la politique, une désertion de l’histoire, laissons les choses rouler
toutes seules. Transposer dans le monde d’aujourd’hui, cela veut dire laissons
faire le marché, laissons agir la loi de l’offre et de la demande,
n’intervenons plus sur le plan politique ou laissons faire les progrès mécaniques
de la techno-science. Ce sont des pensées qui me paraissent redoutables parce qu’au
fond, elles nous inclinent à accepter que le monde de demain soit gouverner par les plus
puissants, les plus forts et les plus riches.
Capitulation
Je cite dans mon livre une très belle expression de la
tradition juive qui dit qu’au fond, renoncer à l’espérance, au messianisme et
à la responsabilité du monde c’est accepter d’abandonner le monde aux
méchants c’est à dire aux mécaniques injustes, aux inégalités, aux dominations.
Je crois qu’un homme normalement constitué ne peut pas accepter ce fatalisme.
j’ai choisi comme titre de mon livre Le goût de l’avenir par une
expression que j’ai emprunté à Max
Weber qui dit : la démocratie c’est le goût de l’avenir. Si vous
n’avez pas le goût de l’avenir, que vous pensez qu’il faut laisser faire
les choses alors nous sortons de la démocratie, ce n’est pas la peine d’être
citoyen, pourquoi voulez-vous voter ? A quel programme voulez-vous adhérer ?
Puisque vous pensez qu’il faut laisser les choses se dérouler toutes seules. Ce
fatalisme porte en lui même la destruction interne de la démocratie.
Religion
Je crois que la question religieuse est devant nous. Nous
aurons à l'affronter dans les prochaines décennies car nous nous sommes rendus compte
que l’homme était un animal métaphysique. Dans les années 30 en Russie on avait
lancé un quinquennat sans Dieu, cinq ans pour éradiquer Dieu de la société
soviétique, on a brûlé les monastères. La métaphysique et le besoin de spiritualité
est constitutif de ce qui fait l’homme donc nous avons la question religieuse devant
nous. Cette question religieuse ne pourra plus être vécu comme autrefois, sur le mode
disciplinaire, cléricale, dominateur, nous sommes des sociétés qui sont désormais
multiconfessionnelles. Il faudra donc apprendre à dialoguer entre religions, à faire
dialoguer les Dieux si j’ose dire, notamment chez nous en Europe où l’Islam
devient une composante incontournable. L’islam sera capable de vivre en Europe une
sorte de renaissance et de modernisation, je le crois très sincèrement. J’ai dans
mes relations des amis musulmans que je publie quelquefois au Seuil, je pense à Malek
Chebel qui a écris un livre magnifique qui s’appelle Le sujet en Islam,
un essai très critique à l’égard de l’Islam archaïque. Je pense par exemple
à Abdelwahab Meddeb qui a publié La maladie de
l’islam. Toutes ces personnes ont parfaitement conscience qu’il faut
que l’islam s’adapte à la modernité. J’ai aussi des amis qui animent des
revues en Turquie où la question entre l’islam et la modernité est récurrente,
elle est examinée avec honnêteté, en profondeur. Je fais le pari selon lequel peut
naître chez nous en France et en Europe un islam qui sera un model pour l’islam du
monde, l’avenir me donnera peut-être tort.
Histoire
Sacraliser l’histoire est le contraire du goût de
l’avenir. Le sens de l’histoire tel que nous l’assenaient les marxistes
dans les années 60 c’est le sens de l’histoire désignée comme une fatalité,
comme quelque chose d’obligatoire auquel il fallait se conformer. Quand vous
n’étiez pas marxiste on vous disait ne pas être dans le sens de l’histoire. Le
goût de l’avenir c’est tout le contraire, c’est le sentiment que
l’avenir ne sera rien d’autre que ce que nous déciderons entre nous et
démocratiquement. La porte est ouverte pour un libre choix démocratique, l’avenir
ne sera désignée, ni par la fatalité économique, ni par la fatalité
techno-scientifique, ni par la fatalité historique totalitaire sur le modèle des années
60.
Adaptation
Je pense qu’il y a un grand malentendu. S’il y a
aujourd’hui un blocage politique en France, si le pays nous donne l’impression
d’être démoraliser, d’être incapable de se reformer, c’est que trop
souvent, lorsqu’on disait aux gens de s’adapter c’était une manière de
leur vendre en contrebande une régression sociale. La manière dont les inégalités ont
explosé depuis 20 ans en France, la manière dont on a accepté de l’installation de
la précarité dans le monde du travail, la façon dont la société s’est durci,
tout cela s’est fait au nom de l’adaptation. Ce qui fait que quand vous demandez
maintenant aux gens de s’adapter, ils se bloquent même lorsqu’il faut
effectivement s’adapter. C’est devenu un mot piégé. Je me méfie du mot
adaptation parce qu’il dissimule trop souvent des soumissions, des capitulations.
J’ai eu récemment un débat avec un économiste libéral que je ne citerai pas,
quelqu’un de très connu. Il me disait : il faut s’adapter au marché parce
que c’est comme la loi de la gravitation universelle, quand on lâche une pomme elle
tombe, il faut l’accepter, donc s’y soumettre, s’y adapter. Je lui ai
répondu que si l‘on avait accepté ce raisonnement au 19ème siècle on
aurait jamais inventé l’aviation car l’aviation fait voler quelque chose de
plus lourd que l’air. L’aviation est donc un défie à l’adaptation. je
pense que la démocratie et la liberté sont un défie aux prétendues fatalités que
l’on nous vend comme obligatoire.
Savoir
Je pense qu’aujourd’hui nous avons perdu cette
sagesse des grecs. Les grecs ont inventé la raison et philosophie cinq ou six siècles
avant J-Christ. A l'époque ils avaient leur mythe en même temps, il savaient maintenir
une sorte de rapport complexe et intelligent entre la croyance, la conviction et la
raison. Ils savaient faire interpeller la croyance par la raison et la raison par la
croyance. Nous avons aujourd'hui tendance à ériger la raison en une sorte de dogme
obligatoire, hégémonique, comme si tout pouvait s'expliquer rationnellement et comme si
l'amour, la spiritualité, la poésie étaient des choses qui n'étaient pas dignes de
raison. Je crois que cela est une folie. Il faut évidemment que la croyance accepte de se
soumettre à la raison, car la raison lui montrera quelques fois qu'elle a tort et si elle
n'accepte pas de se soumettre à la raison, elle deviendrait fanatisme ou obscurantisme.
Pensez à ces sectes au États-Unis qui croient toujours à création du monde selon la
bible... Il faut à l'inverse que le savoir qui est incapable de produire du sens, qui ne
fait qu'accumuler les connaissances, soit capable de se soumettre aux exigences et aux
interpellations de la croyance et de la conviction. Le savoir n'a de sens que s'il est
illuminé dans la conviction.
Le
goût de l'avenir Ed. Le Seuil |